Nos ancêtres, tout d'abord, délimitèrent dans l'espace lumineux un volume clos dont ils firent un univers d'ombre; puis, tout au fond de l'obscurité, ils confinèrent la femme, persuadés qu'ils étaient qu'ils ne pouvait en ce monde exister d'être humain au teint plus clair. Si l'on admet avec eux que la blancheur de peau est la suprême condition de l'idéale beauté féminine, il faut reconnaître qu'ils ne pouvaient agir autrement et qu'il était parfaitement licite qu'ils le fissent. Contrairement aux cheveux des hommes blancs, qui sont clairs, les nôtres sont noirs: la nature elle-même nous enseigne là les lois de l'ombre, lois que nos ancêtres inconsciemment observaient pour faire, par un jeu de contrastes, paraître blanc un visage jaune.
J'ai dit plus haut mon opinion sur l'usage de noircir les dents; mais les femmes d'autrefois se rasaient aussi les sourcils: n'était-ce pas là un autre procédé encore pour faire valoir l'éclat de leur visage? Ce qui cependant plus que tout le reste me frappe, c'est leur fameux "rouge à lèvres" bleu-vert aux reflets nacrés. De nos jours, les geisha de Gion elles-mêmes n'en usent plus guère, mais, de toute façon, l'on en saurait comprendre le pouvoir de séduction si l'on ne se représente l'effet de ce "rouge" à la lueur incertaine des chandelles. C'est à dessein que nos ancêtres écrasaient les lèvres rouges de leurs femmes sous cet enduit de vert noirâtre, comme incrusté de nacre. De la sorte, ils arrachaient toute ardeur du visage le plus radieux. Pensez-au sourire d'une jeune femme, à la lueur vacillante d'une lanterne, qui de temps à autre, entre des lèvres d'un bleu irréel de feu follet fait scintiller des dents de laque noire: peut-on imaginer visage plus blanc que celui-là? Moi du moins je le vois plus blanc que la blancheur de n'importe quelle femme blanche, dans cet univers d'illusions que je porte gravé dans ma cervelle.
Traduit du Japonais par René Sieffert
Editions Verdier, 2011