Tout l'avenir de la lithographie ( s'il y en a) gît dans des ressources encore à découvrir du papier, qui transmet si parfaitement sur la pierre les plus fines et mobiles inflexions de l'esprit. La pierre deviendra passive.
Ces réflexions éveillent en ma mémoire le souvenir de Rodolphe Bresdin qui m'initia avec le plus grand souci de mon indépendance, à la gravure et la lithographie. Lui ne la pratiquait pas sur papier; il ne se servait pas du crayon non plus. Ce visionnaire, dont les yeux et le coeur étaient ouvertement fixés sur le monde de l'apparence, pointillait à l'aide de la plume seule, les éléments les plus menus propres à l'expression de son rêve. Il a laissé, outre d'admirables eaux- fortes, quelques pierres où la constitution des noirs est solide. Il les façonnait avec l'inquiètude constante que lui donnait cette encre. Il la délayait gravement, paisiblement, précieusement; et l'on sentait, à le voir, combien cette opération première, si indifférente à d'autres, était en quelque sorte décisive pour lui; il écartait toute poussière dont la funeste présence eût mis à toute l'éxécution des obstacles. Il me rappelait alors, dans ces coins minutieux, ce maître hollandais qui, par un esprit précautionneux semblable au sien, avait placé son atelier de travail à la cave, où nul autre que lui ne pénétrait, où il descendait lentement et doucement, afin de n'y soulever aucun atome nuisible, capable de troubler la pureté de ses huiles et de ses couleurs.
Bresdin, bien que Français né près de la Loire, avait dans ses goûts et sa vie quelque chose des maîtres de la belle substance. Il était pauvre et entouré d'objets bien précaires, mais tout ce qu'il touchait de ses belles mains fines donnait à l'esprit l'idée d'une chose rare et précieuse. Quand il travaillait, ses doigts en fuseau semblaient prolongées de fluides qui les liaient à ses outils. Ce n'était pas des mains de prélat, selon une expression connue, c'était des mains conscientes, amoureuses, sensibles aux substances, non dédaigneuses des objets humbles, mais cependant affinées, élégantes, douces et souples(...).
Journal ( 1867-1915 )
Notes sur la vie, l'art et les artistes
Librairie José Corti
1961