Les dernières lettres de Nerval ont ceci de particulier que chronologiquement elles méritent à juste titre en effet le qualificatif de "dernières" mais que pourtant elles paraissent toujours être des "premières" lettres.Bien que pendant cette période, qui mène de l'internement d'août 1853 au suicide du 26 janvier 1855, il ait écrit à quelques autres correspondants (ses amis, ses éditeurs, quelques parents), les lettres les plus significatives, tant au plan littéraire qu'au plan biographique, sont celles qu'il adresse à son père et et au docteur Emile Blanche. Mais le docteur Emile Blanche y figure au titre de tiers témoin, de médiateur d'une correspondance qui est toute organisée en fonction du père et orientée vers le père. Gérard s'ingénie dans les lettres qu'il adresse à son père à lui donner de ses nouvelles, à le rassurer sur son état de santé, à lui expliquer qu'il s'est fait quelque renommée dans le royaume des lettres, une renommée qui en elle-même, pense-t-il, devrait "valoir" autant que la renommée militaire; il insiste sur ses projets de travail, ses ressources, son "capital" ; il réitère ses souhaits de bonne santé à son père, ses inquiétudes à propos des tracas liés à l'âge et au vieillissement; il s'excuse d'écrire trop ou trop peu, de ne pas être là ou peut-être d'y être trop, de déranger, de gêner, de lui compliquer la vie... Mais, quoiqu'il dise et quelque sujet qu'il essaye d'aborder, il n'attend à l'évidence qu'une chose: une réponse; n'importe quelle réponse, mais une réponse. Or, le docteur Etienne Labrunie se tait . De la même façon qu'il ne s'est jamais semble-t'il déplacé pour rendre visite à son fils lors de ses séjours en maison de santé, pas plus en 1841 qu'en cet ultime internement, il ne répond à aucun courrier que lui adresse Gérard. Ni de Passy, ni de Francfort, ni de Bar-le-duc... Lit-il même ses lettres ? " On pourrait m'écrire là ne fût-ce que quelques lignes", suggère-t-il le 18 juin 1854. Nerval aurait bien pu faire le tour du monde à cloche-pied, le père n'aurait pas davantage répondu. Il ignore bien entendu tout autant les succès littéraires de son fils :" Je suis arrivé à une gloire qui me protège.(...)Mes ouvrages sont un capital que j'augmenterai s'il plaît à Dieu et qui, fût-ce après ma mort, suffirait à m'acquitter envers les hommes. Apprécie cela en toi-même puisque tes goûts de solitude t'empêche de savoir que je suis estimé et aimé", lui écrit-il de Baden- Baden le 31 mai 1854. Au point que l'on peut se demander si, entre autres raisons que Nerval a pu avancer pour justifier ses voyages et son goût du voyage, le désir de recevoir une lettre du père n'est pas une raison dominante. " Ne recevant aucune nouvelle de toi, je me suis rapproché peu à peu", écrit Gérard de Bar-le-duc à la veille de son retour à Paris, le 19 juillet 1854 : c'est un constat d'échec, il s'avoue vaincu. Au point que l'on peut également penser que la manie délirante est un détour de l'inconscient pour attirer, enfin, l'attention d'un père-médecin qui, dans sa thèse consacrée aux dangers des dépravations sexuelles chez les femmes, a particulièrement souligné les dangers de l' "imagination". Peut-être donc sait-il la soigner ? Et s'il ne le sait pas, il sera puni. La lettre du père qui n'a jamais lieu prend ainsi la valeur d'un acte de déni et d'abolition de l'être même du fils, ce prince d'Aquitaine à la tour abolie, de même que son refus de s'occuper de la santé de son fils. La lecture des dernières lettres de Nerval à son père donne l'impression d'anticiper sur le long cauchemar éveillé d'attente vaine des deux clochards célestes de Samuel Beckett, Vladimir et Estragon. Gérard ne se nommait-il d'ailleurs pas lui-même "fou sublime"? Ainsi, ces dernières lettres réécrivent désespérément et systématiquement une même et unique première lettre, voué à rester sans réponse. Poste restante. C'est le père qui est en fait parti en voyage. "Je sais que tu n'aimes pas écrire" constate Nerval, résigné, dans sa lettre écrite de Stuttgart le 12 juin 1854 .
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Pour Guillaume De Saint-Malo