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" Pénétrer ce qu'on a devant soi ", insistait Cézanne . Son oeil ne se contentait pas d'observer les apparences. Il insinuait à l'intérieur des choses, cherchait à en éprouver la substance . Son regard était à la foi un regard caressant et un regard perforant. Il lui fallait absorber les formes, les couleurs, les matières, accumuler le maximum d'informations . Exigence extrême : quand il peignait un paysage, il voulait connaître le sous-sol, l'histoire géologique du lieu . Plus il s'imprégnait de la réalité, et mieux saurait-il en donner un équivalent sur la toile.
Nul doute qu'à l'instar de Cézanne, Shitao était toujours à l'affût, et que son oeil insatiable ne cessait d'observer, scruter, engranger . Ainsi a-t-il pu écrire : "Maintenant, les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux; ils sont nés en moi et moi en eux " . Avant lui, les Anciens, les Maîtres Anciens, avaient vécu la même expérience . Il note à leur propos : " Parce qu'ils avaient parachevé leur formation et maîtrisé la vie, en enregistrant tout ce qui se trouve dans l'Univers, ils ont été investis de la substance même des Monts et des Fleuves "
Dans cet ordre d'idées, Cézanne a pu dire : " Le paysage se pense en moi, et je suis sa conscience " .En prenant conscience de ce qu'il voit, d'une certaine manière, il le fait exister . De même le poète, en nommant les choses, a l'impression de leur donner existence. Pour exprimer celà, Shitao a usé d'une formule surprenante : " Les Monts et les Fleuves sont nés en moi " . Tant qu'il ne les avait pas découverts, tant que son regard ne s'était pas attardé sur eux, les monts et les fleuves n'existaient pas . Ils sont nés en lui à l'instant où son regard s'est emparé d'eux . Et l'ébranlement intérieur qui en est résulté, en éveillant sa source, lui a donné l'impression de naître. Fécondité de la sensation . Une première naissance en a engendré une seconde .
Quand elle est à notre convenance, quand elle nous plaît, la réalité observée excite, vivifie notre réalité interne . Et l'excitation, l'émotion qui naît, rejaillit sur cette même réalité que notre regard nimbe alors d'une tendre lumière .
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Pages 12 et 13