1932
Les jours raccourcissent . Tu fermes les volets de plus en plus tôt . Tu ajoutes une bûche dans le poêle pour raviver le feu et tu dînes . Une gousse d'aïl frotté sur du pain bis, un bol de lait, un rien te nourrit . Sitôt achevé ton maigre souper, tu descends la lampe au plus bas et prends ton ouvrage . Tu ne peux te permettre de rester inactive . Dans le cercle de toile cirée aux carreaux à demi effacés, tu poses les pelotes de coton grège, la passementerie achetée au marché, le calque transparent sur lequel est tracé le motif à suivre et tu t'absorbes dans le travail qui, soir après soir, te brûle les yeux . Des heures durant tu tires l'aiguille de tes doigts rougis, tes poignets deviennent douloureux mais les arabesques soulignées prennent forme, les jours et rosaces apparaissent bientôt, oui, l'ouvrage sera livré dans les délais imposés, la fabrique voisine pourra exhiber ses nouveaux modèles - d'autres femmes, à cette heure, dans les fermes proches, travaillent comme toi à ses spécialités locales prisées des notables de la région. En longs chemins de table, en napperons de toutes formes et tailles, la dentelle de Luxeuil, brodée à l'aiguille, s'étire mètre par mètre, court à la rencontre des demeures cossues, prend place parmi les verreries de Bohème et les meubles d'acajou .
Tes mains s'affairent, tu ne penses à rien, pas même aux quelques pièces qui te seront remises en échange de tes heures de veille quotidienne. Tu brodes d'un geste régulier, à peine troublée par les larmes qui se forment au bord de tes yeux fatigués. Tu n'as pas l'habitude de t'attendrir sur tes douleurs. Tu avances sur la toile comme sur le sillon de ton champ, lorsque d'une main assurée, telle celle de ton homme autrefois, tu sèmes le blé,le seigle, la luzerne . Tu avances ainsi, chaque soir, tandis que l'hiver approche, que l'obscurité s'épaissit, que le froid se fait plus vif . (...)
Pages 45 et 46