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Les mouettes sont écrites. Madame a posé le bol de thé. Elle regarde Abatos qui répète: j'ai dit que les mouettes sont écrites. Calligraphie sur fond d'azur. Le vieil homme sourit. Il essaie les mots qu'il prononce comme un enfant qui fait l'expérience des noms du monde. En vol, elles sont lettres vives écrites par le vent. Abécédaire céleste. J'aime ces dictionnaires que vous m'avez laissés, les livres, les feuillets bleus qui découpent les fenêtres de la chambre, l'encre violette et les filigranes du papier qui patiente dans le tiroir gauche du secrétaire. J'aime le porte-plume, la sergent-major, la gloire de Boulogne, les mains, les tours Eiffel. Et cette étrange fourchette à cinq doigts pour accrocher les notes comme on accroche le linge aux fils d'un étendoir. Une littérature de grand vent. Vous aimez la musique, dit-elle ? J'aime la musique, la beauté des instruments, leur facture, mais, que pourrais-je faire à mon âge, de ce quatuor qui gît dans la chambre que j'occupe. Je ne peux répondre à votre question, fait-elle. Vous seul pouvez répondre aux questions que vous vous posez. Je ne sais pas, moi, ce que vous pouvez faire de deux violons, d'un alto ou d'un violoncelle . Le pire à mes yeux eût été de les accrocher contre un mur. Cadavres. Quatuor mort . Les gisants, on peut espérer au moins qu'ils se relèveront vers l'âme qui les désire. On peut espérer que le désir réveillera leurs voix.
Editions Apogée 2007, pages 46 et 47